Le romancier italien Giacomo Papi nous livre une leçon politique dont l’urgence ne fait aucun doute : la haine des intellectuels conduit tout droit au fascisme. Dans un roman à l’ironie grinçante et au langage parfaitement maîtrisé, Papi illustre les dangers d’une société gangrénée par l’anti-intellectualisme.
Le professeur Prospero commet une gaffe monstrueuse : en pleine émission télévisée, il cite Spinoza.
La réaction de l’animateur ne se fait pas attendre :
« Dans mon émission, déclara-t-il, je n’autorise personne à s’exprimer en mots difficiles. Les pauses d’intellectuels sont bannies ». Après un instant de silence solennel, il ajouta : « c’est un programme qui s’adresse aux familles et les gens qui ont trimé toute la journée ont le droit de se détendre sans se sentir inférieurs ».
Le professeur tente de se défendre : « je voulais seulement souligner que sans l’effort de discuter, le peuple deviendra l’esclave du premier tyran venu. »
Ce à quoi l’animateur lui répond :
« – Vous devriez avoir honte ! Faire des citations savantes, alors que le peuple crève de faim ! »
Le lendemain matin, le professeur Prospero est retrouvé mort dans son appartement. Il a été roué de coups par des inconnus et, bien entendu, les voisins n’ont rien vu, rien entendu.
Un roman prémonitoire sur la haine des intellectuels
Ces événements sont fictifs, mais : « les faits narrés dans ce livre adviendront » prévient une notice très drôle sur le langage en « italien simplifié » qui précède le roman et que l’édition française n’a malheureusement pas retenue.
Cette scène est tirée du « Recensement des intellos de gauche », le roman de l’écrivain milanais Giacomo Papi, paru en italien en 2019 sous le titre « Il censimento dei radical chic ». Cette dernière expression renvoie à une population qu’en France on appellerait plutôt la « gauche caviar ».
Les faits se déroulent dans un futur relativement proche. En Italie, le Président du Conseil est devenu un super-ministre qui cumule les fonctions de Premier Ministre et de Ministre de l’Intérieur ». Et lorsque survient un autre meurtre d’intellectuel, il propose de « protéger les intellectuels ». Mais à deux conditions :
- on va créer un « registre des intellectuels de gauche »
- ils assumeront eux-mêmes le coût de cette protection
Ces deux propositions rappellent des choses déjà entendues dans l’histoire. Et l’une des « intellectuelles » qui assistent aux funérailles du professeur Prospero, sans prononcer le mot de « fascisme » rappelle que les autorités s’en sont « d’abord prises aux clandestins, ensuite aux Roms, ensuite est venu le moment des personnes recommandées et des homosexuels, et à présent, il s’attaquent aux intellectuels. ».
À quoi, un autre protagoniste lui répond : « ces gens-là ont besoin d’une ennemi par jour, sinon, ils n’existent pas ».
Et de la haine des intellectuels, on progresse vers le fascisme sans jamais en prononcer le nom.
Si dans le roman, les traits sont forcés, on y reconnait sans peine la forme des discours « populistes ». Tout – la censure, les attaques personnelles, la simplification du langage, etc. – tout s’exécute au nom du peuple.
Et la violence se banalise, le peuple se reconnaissant dans ces discours vulgaires contre l’effort, l’intelligence ou même le savoir.
Un plaidoyer ironique contre la dégradation du langage
Tout au long du roman, des notes de bas de page précisent que le texte a été revu par deux personnes appartenant à des instances de « simplification de la langue italienne ». Que des mots doivent être remplacés par des termes plus simples. Les censeurs encouragent le recours à l’injure, à l’invective. Et donc, le texte du roman participe lui aussi de cette culture populiste et anti-intellectuelle. Alors qu’en fait, il s’agit d’un livre « très écrit », au langage très maîtrisé, débordant de métaphores poétiques.
C’est que la dégradation du langage est une des préoccupations de l’écrivain et forme le centre du livre. Comme il le précise dans une interview accordée à l’émission Le parole e le cose de Radio Radicale, :
« Le débat public, pendant deux cents ans, a été dominé par les mots. […] » La démocratie, c’est… s’appelle le Parlement, parce que c’est là où on parle. »
[…] Moi, j’ai le sentiment que ces 30 dernières années, avec une accélération subite dans les 10 dernières, la dimension publique s’est absolument transformée en publicité. Ce qui signifie que le langage de l’opposition est devenu complètement binaire. Il prévoit bon ou méchant, heureux ou malheureux, oui, non, Nike ou Adidas… C’est un langage qui ne permet ni nuances, ni différences. Qui ne permet pas l’analyse. Cet usage du langage analytique est exactement le rôle des intellectuels qui, dès l’instant où la dimension publique s’est transformée en publicité, n’ont plus de statut. Parce que plus personne ne les écoute. Le danger d’une transformation publicitaire de notre démocratie est qu’elle contient un germe autoritaire et violent dans le sens que l’opposition qui, en ce moment, ne peut être résolue à travers les mots, conduit nécessairement à la guerre. Je ne me souhaite pas, ni ne prévois que cela advienne, mais en elle-même, cette transformation contient ce danger. »
De la haine des intellectuels à la censure
Dans le roman, cette haine des intellectuels conduit effectivement à une sorte de guerre. À un clivage irrémédiable de la société. D’autres meurtres seront découverts. Une organisation secrète revendique l’assassinat de plusieurs personnes dans un lieu public.
La censure sévit. Le Premier Ministre de l’Intérieur instaure une « Commission de Simplification de la Langue ». Celle-ci, composée de fonctionnaires et de citoyens lambda tirés au sort, expurge la langue de tous les mots difficiles, peu compréhensibles pour le commun des mortels.
Le travail de cette commission aboutit à un glossaire de la langue italienne simplifiée, où ne subsiste qu’un vocabulaire basique.
La censure est présente même au cœur du livre. Car, si l’éditeur français n’a pas retenu le préambule sur le contenu de l’ouvrage, il a maintenu le système de notes de bas de page.
Or, ces notes consistent en annotations – fictives, bien entendu – de deux fonctionnaires chargés d’expurger les livres de leurs contenus subversifs. Les gallicismes, termes techniques, tournures poétiques et autres difficultés linguistiques sont donc commentées, remplacées, voire carrément supprimées par ces deux fonctionnaires zélés.
Mais ces notes prennent aussi davantage la forme d’un dialogue au fur et à mesure que le texte se déploie. Le chef réprimande le subalterne qui a fait trop ou pas assez de zèle. Et, plus on s’approche de la fin, plus on sent la suspicion du fonctionnaire en chef à l’égard de son subordonné.
Ce système de censure, appliqué au texte du livre, constitue un dispositif formel intéressant, qui applique le mécanisme de l’histoire à son propre texte, dans une sorte de retournement imprévu. Le livre raconte l’histoire, mais l’histoire modifie le livre.
Il est aussi un bon exemple de ce qu’induit la dictature, la suppression de la liberté et la manie du contrôle : c’est la suspicion de chacun appliquée à tous ; c’est l’envie de se bâtir une carrière sur la délation, sur l’emprisonnement des autres ; c’est le règne de l’arbitraire et du contrôle permanent qui aboutit à la forme la plus abjecte de censure : l’auto-censure.
Un livre superbement écrit, qui arrive au bon moment.
Giacomo Papi, Le Recensement des Intellos de Gauche, Paris, Grasset, 2021.
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